Depuis l’annonce de l’arrivée de BlueCo, consortium dirigé par Todd Boehly et associé à l’achat de Chelsea, dans le capital du Racing en juin 2023, la relation entre une partie des supporters (ultras) et la direction du club s’est progressivement détériorée. Ce conflit porte sur des enjeux concrets (transferts, accords entre clubs, gouvernance) mais aussi sur des enjeux structurants de la vie d'un club (identité locale, indépendance du club et place des supporters dans les décisions). Les fractures se manifestent depuis par des actions de protestation répétées, des campagnes de silence en tribune et des tensions publiques entre joueurs, coachs et groupes de supporters.
Chronologie synthétique des étapes clés
- 22 juin 2023 : BlueCo devient officiellement actionnaire de RCS. Acte fondateur de la controverse : multi-propriété assumée, promesse d’investissements
- Saison 2023–2024 : Strasbourg commence à investir de manière onéreuse dans les transferts de jeunes joueurs [Les transferts de tous les records] et utilise ponctuellement le réseau de joueurs lié à Chelsea : prêts et arrivées de joueurs venant du centre de formation ou du pool de clubs liés. Ces mouvements alimentent la perception d’un usage « interne » du club par le groupe
- Saison 2024–2025 (période de montée des protestations) : Les ultras instaurent des actions symboliques (silence de 15 minutes en début de match, banderoles, communiqués) pour réclamer transparence et garanties sur la conservation de l’identité du Racing
- Saison 2025-2026 (transferts marquants) : Accords annoncés sur des mouvements à venir entre Strasbourg et Chelsea (ex. accord pour Emmanuel Emegha à Chelsea à partir de 2026), confirmation que des joueurs clés peuvent partir vers des clubs du même groupe, ce qui ravive la colère des supporters
Pourquoi le dialogue cale ?
Depuis la liquidation en 2011, les supporters ont toujours été derrière le club, qu'importe la division, tout en étant investis face à un football où les investisseurs cherchent souvent rentabilité, synergies et optimisation sportive. Alors qu'un climat de confiance et de travail avait été instauré depuis une décennie, la vente du club a coupé court à ces échanges. Un transfert mal expliqué, un joueur ciblé en tribune, ou une banderole censurée ont suffit à relancer l’escalade émotionnelle.
Des positions contradictoires ?
Côté ultras | Côté club / direction | |
Multipropriété |
Une partie importante des associations (UB90, KCB, FSRCS et RCS Pariser Section) considère la présence de BlueCo comme une dilution de l’identité locale Pour eux, Strasbourg devient un « réservoir » ou « club-frère » servant les intérêts d’un grand groupe (placements, stockage de joueurs, décisions économiques prises hors d’Alsace). Les banderoles, chants et actions de contestation ciblent ce qu’ils perçoivent comme une perte de souveraineté sportive et culturelle |
La direction met en avant les apports financiers, l’expertise et l’accès à un vivier de joueurs qui ont permis au club de progresser sportivement (résultats, qualification européenne, investissements structurels) Officiellement, BlueCo affirme garder une gouvernance respectueuse de l’indépendance locale, parfois en proposant des mécanismes réglementaires (séparation opérationnelle si besoin) pour éviter les conflits d’intérêt en cas de proximité sportive avec Chelsea |
Gouvernance |
Demande de transparence sur la structure capitalistique (qui contrôle quoi, quelles sont les clauses liant les deux clubs), sur la stratégie long terme (stade, centre de formation, politique commerciale) Ils souhaitent des garanties dans les instances décisionnelles locales, ou au moins un canal régulier et crédible de dialogue |
La Direction invoque la loi des affaires et des marchés (investissements, accords commerciaux, confidentialité sur certaines opérations) mais assure que les décisions sportives et opérationnelles restent prises au niveau local La direction a répondu publiquement à certaines banderoles et attaques, rappelant que l’investissement permet au club d’être plus compétitif. Malgré tout, la communication a parfois été qualifiée de « insuffisante » par des observateurs et par des supporters |
Transferts |
Les transferts de jeunes ou de joueurs clés vers / depuis Chelsea, ou de joueurs achetés puis rapidement renvoyés, alimentent la défiance Les ultras dénoncent des opérations perçues comme opaques ou motivées par les logiques du groupe plutôt que par l’intérêt sportif du Racing. Des exemples récents ont enflammé le débat au stade et sur les réseaux Le transfert futur d’Emanuel Emegha vers Chelsea (départ programmé à l’été 2026) a mis le feu aux poudres, illustration concrète d’un joueur phare « aspiré » vers le club-mère |
Elle défend la stratégie d’utiliser le réseau BlueCo pour attirer des talents (prêts, transferts croisés) et pour obtenir des signatures plus attractives que ce qu’un club de la taille de Strasbourg aurait pu espérer seul Face à certaines opérations contestées, la présidence a tenu des conférences de presse pour expliquer les modalités et rappeler que certaines transactions répondent à des contraintes sportives et contractuelles Concernant la signature anticipée d'Emanuel Emegha, le club répond qu'il s'agissait uniquement de sécuriser la présence du joueur une année de plus alors qu'il était convoité dans tous les championnats, et que la présentation de la signature d'un joueur en cours de saison se fait de plus en plus et dans d'autres sports |
Réactions publiques et escalade |
Les actions, communiqués et banderoles demandant le départ de BlueCo, campagnes de silence ou d’hostilité envers joueurs ciblés (Emegha), ont entraîné jeudi des réponses fermes de la direction (rappels à l’ordre, mesures de sécurité, sanctions ciblées sur certains groupes ou pratiques) Les supporters fustigent la limitation de l’expression populaire [article à lire sur la liberté d'expression dans le sport] |
La direction dit répondre aux impératifs de sécurité et de conformité |
Pourquoi le désaccord persiste ? |
Les ultras défendent une vision patrimoniale, culturelle et à long terme du club |
La direction pense aussi en termes de rendement, d’optimisation sport/finances et de réseau La direction se défend également d'une stabilité financière obligatoire et renforcée dans un contexte financier tendu par la limitation des droits TV |
Asymétrie d’information | Les supporters n’ont pas toujours accès aux clauses contractuelles, aux mécanismes financiers et aux raisons sportives qui sous-tendent certains choix. Cette opacité alimente suspicion et rumeurs | |
L'absence / impossible communication |
Les ultras fustigent l'absence de réunion avec les actionnaires, hormis la (trop) courte rencontre Eghbali - UB90 pendant un quart d’heure au 90+4 en avril 2025 |
Elle regrette de ne pas avoir organisé un rendez-vous avec les supporters quand les nouveaux propriétaires sont arrivés à l'été 2023. « Cela n'a pas pu se faire. On est responsable, ils le sont aussi. Mais on a quand même pu organiser une rencontre informelle avec Behdad, mais celà n'a pas suffit » |
Quelles pistes pour sortir de l’impasse ?
La fracture est-elle aujourd'hui trop grave pour espérer la reprise du dialogue ? Faut-il proposer la mise en place d'instance de dialogue ? A-t-on franchi un point de non retour et d'incompréhension mutuelle sur deux modèles qui s'occupent ouvertement ? Existe t-il encore une possibilité de sortie de crise ? Faut-il envisager :
- La mise en place d'un comité de liaison supporters / dirigeants : créer un organe consultatif stable, avec représentants élus des ultras, pour discuter transparence sur les grands projets. Le rôle du SLO, Supporters Liaison Officer, a pourtant été essentiel pendant de nombreuses années
- Une charte de gouvernance : publication d’une charte claire sur les transferts entre clubs du groupe, conflits d’intérêt et garanties (ex. clause de neutralité, conditions de prêt/vente)
- Une transparence ciblée : communiquer régulièrement (pas uniquement en crise) sur les objectifs sportifs, investissements et mécanismes de décision, sans violer le secret commercial
- Des mesures culturelles : préserver l’âme de la tribune (espace, tifo, culture) dans le cadre d’un règlement de sécurité adapté et négocié
Il est à rappeler que la nature précise des contreparties financières ou des clauses contractuelles (garanties, clauses de rachat, durée des prêts) est souvent confidentielle, et c’est précisément ce manque de transparence que dénoncent les supporters.
Comment retrouver l'union de la famille Racing ?
Le conflit entre les ultras du Racing et la direction / BlueCo n’est pas seulement une querelle sur des noms ou des transferts : il cristallise un choc de visions patrimoniale et commerciale sur ce qu’un club de football local doit rester. Les deux parties ont des arguments compréhensibles : les ultras protègent l’identité populaire du Racing alors que la direction cherche la compétitivité et la stabilité financière.
Dans sa communication publique, Marc Keller a toujours insisté sur les bénéfices apportés tout en tentant de calmer les critiques, mais la perception d’un déficit de dialogue persiste chez une partie des supporters. Il a toujours indiqué qu'il avait souhaité anticipé au mieux la grave crise des droits TV que traverse le football français depuis la chute de MediaPro en 2020. Une sortie constructive exigera sûrement plus de transparence, des garanties institutionnelles, et surtout un retour au canal de dialogue qui redonne aux supporters le sentiment d’être écoutés plutôt que seulement régulés.
L'appel à l'union, entre l’âme des tribunes et la logique des actionnaires : notre tribune
Le Racing n’a jamais été un club comme les autres. Notre ferveur populaire, notre ancrage régional, l'ambiance reconnu et la puissance de la Meinau en ont toujours fait plus qu’un simple projet sportif : une affaire de culture, de mémoire et d’identité. Mais depuis l’arrivée de BlueCo en juin 2023, cette alchimie fragile vacille. Entre une direction qui invoque compétitivité et stabilité financière, et des ultras qui dénoncent une dilution de l’âme alsacienne du Racing, le fossé s’élargit.
Soyons clairs : la multipropriété n’est plus une hypothèse dans le football moderne, c’est une réalité. City Football Group, Red Bull, et désormais BlueCo façonnent un paysage où les clubs ne sont plus seulement des institutions locales mais des maillons d’un portefeuille globalisé. Strasbourg n’échappe pas à cette logique. L’actionnaire américain promet des investissements, des talents via le réseau Chelsea, et une solidité budgétaire que peu de clubs français peuvent s’offrir seuls en période de crise des droits TV. Sur le papier, l’argument est implacable : pour exister au plus haut niveau, il faut de l’argent et des synergies.
Mais ce que les chiffres ne disent pas, c’est le prix symbolique payé. Quand des joueurs majeurs, comme Emmnuel Emegha, sont programmés pour rejoindre Chelsea en 2026, quand des prêts de jeunes « estampillés BlueCo » arrivent sans que leur avenir à Strasbourg soit garanti, les supporters se sentent dépossédés. Non pas de victoires ou de défaites, ils savent en vivre, mais de leur droit à rêver pour « leur » club, et non pour un autre.
Les ultras, en brandissant banderoles et silences en tribune, expriment ce malaise : Strasbourg devient un instrument d’un autre projet. Et leur colère n’est pas qu’un caprice folklorique. Elle traduit une inquiétude existentielle : que restera-t-il de l’âme du Racing, si les choix clés se prennent ailleurs ?
La direction, pour sa part, répète qu’elle garde la main localement. Elle met en avant la figure rassurante de Marc Keller, incarnation d’une continuité alsacienne. Elle insiste sur l’autonomie sportive du club et sur l’opportunité unique d’attirer des talents que Strasbourg, seul, ne pourrait séduire. Elle n’a pas tort. Mais sa communication rassure peu, elle explique parfois pas assez, et surtout elle n’offrirait pas de garanties institutionnelles. Dans cette asymétrie d’information, la suspicion enfle.
Car il ne s’agit pas seulement de transferts ou de tableaux Excel. Le football reste une affaire de confiance. Or, la confiance se nourrit de transparence et de respect. Les supporters demandent des engagements clairs : une charte de gouvernance, des règles publiques pour encadrer les transferts intra-groupe, un dialogue formalisé avec les ultras. Rien d’insurmontable. Mais tant que ces garde-fous n’existeront pas, chaque départ, chaque prêt, chaque rumeur sera interprété comme une preuve supplémentaire que le Racing n’est plus maître de son destin.
Alors, que faire ? Ni les cris des tribunes, ni les communiqués aseptisés ne suffiront. Le club a besoin d’un pacte de confiance, écrit noir sur blanc, entre ses dirigeants et sa base. Pas seulement pour calmer la colère, mais pour ancrer Strasbourg dans l’avenir sans renier ce qu’il est. Car sans ses supporters, le Racing n’est qu’une coquille vide. Et sans un minimum de réalisme économique, il restera condamné à la survie.
Entre l’âme des tribunes et la logique des actionnaires, il existe un chemin : celui de la transparence d'un club important du football français, notre Racing à tous, et que tous comprennent que protéger cette singularité n’est pas une faiblesse, mais une force.
Sources :
- BFM
- DNA (conférence de presse du 18 septembre 2025)
- Eurosport
- RC Strasbourg
- Reuters
- The Guardian